Le verset dans Gravitations de Jules Supervielleentre la liberté et l’ordre
Introduction
Le classement des poèmes de Gravitations[1] selon la métrique nous offre un bon échantillon des formes poétiques utilisées par Supervielle : vingt-cinq poèmes sur les soixante-douze sont écrits en versets, six en vers libres, et quarante-et-un en vers réguliers. Ces derniers comprennent trente-deux poèmes sur un mètre unique et neuf poèmes en vers variés. Étant donné que Supervielle cherche la « technique mouvante qui ne se fixe qu’à chaque poème dont elle épouse le chant »[2], l’examen de la forme poétique devrait montrer comment la concordance est établie entre le chant dans le poème (ce que le poète appelle la « substance poétique »[3]) et la « technique » poétique.
Au premier abord, cette concordance semble apparente sur le plan métrique. Nous constatons que, par exemple dans la section « Suffit d’une bougie » où le poète essaie de « laisser aux espaces infinis un goût profond d’intimité »[4], les mètres courts comme l’hexasyllabe sont relativement nombreux par rapport aux autres sections et qu’il n’y a qu’un seul poème en versets. En revanche la section intitulée « Les colonnes étonnées », dans laquelle l’image poétique est agrandie jusqu’à l’espace cosmique pour la première fois dans son œuvre en vers, a la majorité de ses poèmes écrits en versets et il n’y a que trois poèmes écrits en vers réguliers avec un mètre relativement long : « L’âme et l’enfant » écrit en alexandrins ; « Une étoile tire de l’arc » et « Prophétie » écrits en octosyllabes.
Quant à l’usage du verset, il paraît bien correspondre à certains sujets : un ciel d’orage, l’océan, la pampa et l’espace sidéral. Certes, Supervielle adopte le verset, qui constitue d’ailleurs son nouveau langage poétique de manière décisive, lorsque le thème lui demande l’espace et l’immensité. La conquête de l’espace interplanétaire est, en même temps, « l’occasion d’une plongée dans le for intérieur »[5] pour reprendre l’expression de Michel Collot. Il semble ainsi que le choix du verset permet de donner libre cours à l’inconscient, ouvertement sexuel ou violent, tendance atténuée dans l’édition de 1932, en répondant au besoin d’élargir l’espace poétique.
Cependant, bien que le verset lui permette d’inventer aussi bien l’espace interplanétaire que l’espace intérieur, le poète ne s’obstine pas dans cette forme, qu’il s’est mis à utiliser d’abord expérimentalement dans Débarcadères (1922), puis pleinement dans Gravitations (1925) : le retour au vers régulier est en effet apparent dans Le Forçat innocent (1930). À cela s’ajoutent les retouches que Supervielle a apportées en 1932 à la première édition de 1925. Le verset apparaît d’autant plus paradoxal que le remaniement fondamental a été apporté aux poèmes en versets plutôt qu’aux poèmes en vers réguliers. Sans aller jusqu’à nous interroger ici sur cette prédilection pour le remaniement des versets, nous pouvons déjà nous demander si cette forme ne traduit-elle pas à elle seule le besoin de régularité et de périodicité. L’objectif de cet article sera ainsi d’examiner le verset de Supervielle de l’intérieur en analysant notamment le poème « Le Survivant », recueilli dans Gravitations, comme exemple représentatif.
1. Caractéristiques du verset de Supervielle
Nous tenterons tout d’abord de définir ce qui caractérise son verset. La définition générale du verset est donnée, par exemple, par Mazaleyrat comme ceci : « toute unité de discours poétique délimitée par l’alinéa et que son étendue empêche d’être globalement perceptible comme vers »[6]. Yves-Alain Favre, en critiquant cette définition « antipoétique » selon lui, y ajoute une remarque qui nous paraît utile : ce qui caractérise le verset de Supervielle, c’est d’abord l’absence d’un caractère métrique évident. Il explique qu’il est vain de vouloir y retrouver des vers réguliers et de chercher à compter le nombre de syllabes[7]. Ce qui signifie avant tout que Supervielle essaie de s’écarter d’un mètre dont la régularité « ordonne le chaos affectif, apaise les tensions qui naissent de l’ambivalence des pulsions et des conflits inconscients »[8]. Son verset, cherchant à se libérer de la mesure, garde constamment une grande souplesse. Chaque verset marque un bref moment de la rêverie de sorte que chaque nouvelle impression entraîne un nouveau verset.
Cependant, cette détermination n’indique pas qu’il a totalement rompu avec les formes fixes et avec les vers réguliers, comme c’était le cas pour d’autres poètes modernes : la poésie moderne n’a pas pu se priver de l’« alliance entre identité et différence »[9] dans le sens où le mètre peut amener dans le rythme « du discours des accidents qui sont sources d’expressivité »[10]. À ce propos, Collot rappelle ce qu’écrivit Baudelaire : « Le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise »[11]. En citant Tynjanoz, ce chercheur définit le mètre pour la poésie moderne de cette manière :
« Le mètre comme système est remplacé par le mètre comme principe dynamique : on a, à proprement parler, une orientation vers le mètre » (Tynjanoz). Le mètre est devenu pour la poésie moderne un horizon : un point de repère, certes, mais mobile et jamais atteint ; et c’est de ce décalage que le vers « librement mesuré » tire son mouvement[12].
Collot donne pour exemple de ce dynamisme le verset claudélien dans les Cinq Grandes Odes. Au lieu de considérer le mètre et la rime « comme des modèles extérieurs intangibles », Paul Claudel « les réinvente constamment de l’intérieur, en les soumettant au travail de la différence pour les mettre au service du rythme »[13], explique Collot. De même que le rythme est la première occupation pour le poète des Odes, le verset supervillien ne se présente-t-il pas comme une forme dans laquelle le rythme est réinventé en reposant sur « l’unité conflictuelle du Même et de l’Autre »[14] ?
2. Le cas du poème « Le Survivant »
Pour analyser le verset de Supervielle, Yves-Alain Favre propose quatre sortes de rythmes : le rythme métrique, le rythme accentuel, le rythme prosodique et le rythme musical[15]. Nous allons étudier « Le Survivant » selon cette distinction des divers rythmes à l’instar de Favre, ce qui permettra de montrer les concordances et les discordances dans lesquelles réside l’originalité de son verset.
I. Rythme métrique
Le rythme métrique « provient de la manière dont le texte se découpe en versets et dont chaque verset se divise en segments »[16], explique Yves-Alain Favre. La syntaxe demandant le découpage intérieur du verset indique que le rythme métrique à caractère binaire définit le verset habituel de Supervielle[17]. Il suffit de montrer les premiers versets du « Survivant » :
v. 1. Lorsque le noyé se réveille au fond des mers / et que son cœur
v. 2. Se met à battre / comme le feuillage du tremble
v. 3. Il voit approcher de lui / un cavalier qui marche l’amble
v. 4. Et qui respire à l’aise / et lui fait signe de ne pas avoir peur[18].
Un tel découpage semble intentionnel, selon Favre, vu que le verset de Péguy comprend un nombre variable de segments[19], ou que le verset de Saint-John Perse se divise souvent en trois segments[20]. Le caractère binaire du verset supervillien est d’autant plus manifeste que la syllabe finale et la syllabe qui termine la fin du premier segment du verset sont soulignées par l’accent. Pourtant, comme le montrent les deux premiers versets, la disposition en versets ne correspond pas toujours à la syntaxe, ce qui nous invite à examiner, sous un autre point de vue, le rythme accentuel.
II. Rythme accentuel
Selon Yves-Alain Favre, on peut distinguer trois sortes d’accents : l’accent tonique, l’accent grammatical et l’accent métrique. Vu qu’il s’agit de versets, nous n’analyserons pas l’accent métrique, car « la spécificité du verset réside dans un “serré” rythmique — libéré de la mesure — »[21]. Nous examinerons seulement l’accent tonique qui se trouve sur la dernière voyelle non-muette d’un groupe de mots élémentaire et l’accent grammatical qui se situe à la dernière syllabe des groupements syntaxiques et correspond à la construction de la phrase[22]. Favre explicite la correspondance exacte entre l’accent tonique et l’accent grammatical aussi bien que leur discordance. Par exemple, la présentation des versets suivants (v. 5-8) du « Survivant » à l’instar de Favre montre une concordance complète entre l’accent tonique (représenté par T) et l’accent grammatical (représenté par G)[23] :
En revanche, si l’on applique la même analyse aux quatre premiers versets du même poème, il s’avère qu’il en va autrement pour eux. Citons à nouveau les mêmes versets (v. 1-4) en les considérant du point de vue de l’accent tonique et de l’accent grammatical[24] :
Il apparaît que l’accent tonique qui termine le premier verset ne correspond à aucun accent grammatical[25]. Cette remarque de Favre est d’autant plus importante qu’elle rend visible la discordance entre la métrique et la syntaxe que nous avons évoquée à propos du rythme métrique. Nous avons ici un contre-rejet où le terme « cœur », en raison de la pause due à l’alinéa, concentre l’attention des lecteurs sur le vers suivant : « Se met à battre ». Détaché et renforcé, ce dernier, coïncidant avec la pause étonnée des lecteurs satisfait leur attention. Cette discordance constitue donc le fond du mythe du noyé : le cœur du noyé se met à battre.
L’analyse du rythme accentuel permet également de montrer comment le rythme renforce le sens. Selon Favre, les quatre premiers versets sont rythmés ; 3/1 (v.1), 1/2 (v. 2), 2/2 (v. 3), 2/2 (v. 4). Le rythme irrégulier marque « le réveil brusque du noyé »[26], tandis que le rythme régulier du verset 3 et du verset 4 suggère le rythme cardiaque du noyé qui commence à battre régulièrement, aussi bien que le rapprochement d’un cavalier. Il en est de même pour les quatre versets suivants (v. 5-8). S’ils donnent le rythme, 2/2, 3/3, 3/2, 3/1, ils ont d’abord pour objectif de souligner la brusque coupe de la main du cavalier avec un rythme légèrement irrégulier (3/2), puis pour objectif de renforcer, avec le rythme plus nettement irrégulier (3/1), « et les doigts bougent ». Ce dernier rend l’univers du poème plus mythique[27] en satisfaisant l’horizon d’attente des lecteurs.
III. Rythme prosodique
L’analyse du poème selon le rythme prosodique nous permet de montrer la discordance entre divers rythmes. En analysant la répartition des voyelles brèves et des voyelles longues, Yves-Alain Favre constate leur organisation prosodique en pieds[28]. Or, comme Favre lui-même fait une réserve sur cette méthode dans ses notes, analyser le verset français en appliquant des termes empruntés à la métrique gréco-latine susciterait la discussion. Car, en français, une syllabe longue est toujours accentuée, mais en revanche une syllabe brève peut ou non recevoir l’accent. Pour notre part, nous acceptons tout de même cette application des termes de la métrique gréco-latine afin de simplifier, non pas pour y trouver l’essence du verset surpervillien. L’accentuation fait apparaître une combinaison de voyelles brèves (représentées par « u ») et de voyelles longues (représentées par « – »). Voici le début du « Survivant » :
Favre constate, dans les vers ci-dessus, la présence de douze anapestes (uu-) et de dix-sept péons (uuu-[29]). Il va plus loin : la succession anapeste-péon, ou péon-anapeste apparaît aux versets 1, 4 et 5, « ce qui donne l’illusion d’avoir à faire à des heptasyllabes ». Ainsi, il conclut que le verset, conservant sa souplesse et sa liberté, la cellule rythmique revient fréquemment pour donner une impression de retour régulier.
Pourtant, il semble que le groupement heptasyllabique n’apparaît pas clairement ici, du moins pour les versets 1 et 4, dans la mesure où le groupement syllabique ne correspond pas forcément avec le groupement métrique. Par exemple, dans le verset 4 « Et qui respire à l’aise / et lui fait signe de ne pas avoir peur. », on peut trouver la succession péon-péon, au lieu de la succession péon-anapeste dans le second segment du verset « et lui fait signe de ne pas avoir peur. ». En effet, comme les versets 7 et 8 en témoignent, le groupement octosyllabique est aussi insistant que le groupement heptasyllabique dans ces versets. Ainsi, l’analyse prosodique ne se borne pas à montrer l’originalité prosodique du verset de Supervielle avec la prédominance du péon et de l’anapeste, ainsi que l’absence d’iambe, mais elle souligne la discordance entre le rythme prosodique et le rythme métrique, ce qui signifie que le retour régulier d’un groupement syllabique impose à l’intérieur de la liberté anarchique du verset une certaine régularité, certes, mais la référence aux mètres de la tradition est ici non moins insuffisante que la référence à la prosodie gréco-latine.
IV. Rythme musical
En ce qui concerne le rythme musical, le retour de certaines sonorités donne une impression de régularité. Il s’agit bien là de la présence de l’assonance et de la rime intérieure, qui créent le rythme musical. « Le Survivant » étant écrit en versets, cela n’implique-t-il pas que des sonorités y reviennent de la même manière que dans les vers réguliers ? Pour anticiper sur la conclusion, « Le Survivant » se montre exceptionnel sur ce point-là : il semble que ce poème en versets, notamment son début, présente un véritable système de rimes, tandis que beaucoup de versets de Supervielle ne comportent aucun rythme à caractère musical[30]. Sinon, le plus souvent, c’est à la dernière syllabe du verset ou à la dernière syllabe du premier segment du verset que l’on rencontre la sonorité qui se répète. Avant d’examiner « Le Survivant », pour l’exemple du dernier cas, on peut évoquer le début du poème « Le Portrait », ce qui suffirait pour confirmer la façon dont fonctionne la variation des rimes pour créer le rythme musical dans le verset.
v. 1. Mère, je sais très MAL / comme l’on cherche les morts,
v. 2. Je m’éGARE dans mon Ame, / ses visages escarpés,
v. 3. Les ronces et ses reGARDS.
v. 4. Aide-moi à reveNIR
v. 5. De mes horizons qu’asPIRENT / des lèvres vertigineuses,
v. 6. Aide-moi à être immoBILE,
v. 7. Tant de gestes nous séPARENT, tant de lévrier cruels ![31]
(Nous soulignons à l’instar de l’analyse de Favre[32])
On se rend compte qu’au lieu de véritables rimes à la fin du verset, on a des assonances à la dernière syllabe du premier segment ou à la fin du verset — / a / (v. 1, 2), / gar / (v. 2, 3 et 7 — un écho / par / dans v. 7) et / ir / (v. 4, 5 et 6 — un écho / i / dans v. 6), ce qui contribue à créer le rythme musical.
« Le Survivant », de son côté, offre une grande variété des rimes, ce qui rend ce poème en versets exceptionnel. Le début du poème montre un véritable système de rimes : « cœur » (v. 1) et « peur » (v. 4), « tremble » (v. 2) et « amble » (v. 3), « rouge » (v. 6) et « bougent » (v. 8)[33]. Ensuite, du verset 9 jusqu’au verset 14, la règle des rimes est encore plus stricte. Des rimes plates remplacent les rimes embrassées du début : « cheval » (v. 9) et « natal » (v. 10), « liberté » (v. 11) et « l’été » (v. 12), « douceur » (v. 13) et « ferveur » (v. 14). Ce changement des rimes embrassées aux rimes plates marque une rupture qui conduit à une nouvelle forme poétique : à partir du verset 13, c’est le distique qui domine, à l’exception du dernier verset (v. 29 : « Où l’on ne peut pas mourir »). La rupture est d’autant plus importante que, dans le verset 13, il apparaît l’énonciation du « je » commençant à se douter que ce noyé est bien lui : « Est-ce donc la mort cela, cette rôdeuse douceur » (v. 13), « Et serais-je ce noyé chevauchant parmi les algues » (v. 15).
Pourtant, d’une manière soudaine, la rime devient moins rigoureuse, comme si elle reflétait l’incertitude du « je ». Il apparaît l’assonance ou la répétition de la même voyelle accentuée : « algues » (v. 15) et « fables » (v. 16), « faible » (v. 17) et « elle » (v. 18), sauf « réveillé » (v. 19) et « inventé » (v. 20). Remarquables sont les versets 21 et 22 qui présentent des sonorités finales identiques (« peine » et « peines »). Malgré tout, elles ne sont pas à considérer comme rimes défectueuses ou mauvaises, dans la mesure où l’expression « à peine » reste distincte, sémantiquement, du mot « peines » :
v. 21. Alentour il est des gens qui me regardent à peine,
v. 22. Visages comme sur terre, mais l’eau a lavé leurs peines.
Outre cela, ayant la même sonorité, la rime « peine » et « peines » semble annoncer la répétition du « tigre » et du « serpent » dans le verset 25, qui représente la disparition de la frontière entre « je » et « Les bêtes de mon enfance et de la Création » (v. 24) :
v. 23. Et voici venir à moi des paisibles environs
v. 24. Les bêtes de mon enfance et de la Créationv. 25. Et le tigre me voit tigre, le serpent me voit serpent,
v. 26. Chacun reconnait en moi son frère, son revenant.v. 27. Et l’abeille me fait signe de m’envoler avec elle
v. 28. Et le lièvre qu’il connaît un gîte au creux de la terrev. 29. Où l’on ne peut pas mourir[34].
Sans aller jusqu’à ratifier pleinement le propos de Supervielle, selon lequel « le poème […] avance en cercles concentriques »[35], la répétition des mots « peine », « tigre » et « serpent », ainsi que la répétition de plus en plus précipitée de « Et » dans les derniers distiques suffit à justifier un schéma cyclique. À cela, s’ajoutent une suspension totale et l’achèvement du cercle suggéré par le dernier verset. Ce dernier, attirant l’attention du lecteur sur la mort d’un noyé évoquée au début du poème, lui donne un nouveau sens : il s’agit d’une zone qui vient s’intercaler entre la présence et l’absence, entre la vie et la mort, si l’on veut, d’une sorte de « no man’s land »[36] où tout est incertain et instable et auquel seuls le souvenir et la création de la fable peuvent se substituer.
En guise de conclusion
L’examen du « Survivant » met ainsi en évidence la logique paradoxale du verset chez Supervielle : le verset étant une forme plus libre et moins concentrée, étroitement liée à l’expansion de l’univers poétique à la fois extérieur et intérieur, implique une sorte de périodicité et de régularité par sa structure prosodique et stylistique. Nous pouvons ainsi constater une certaine validité de cette méthode d’analyse, à savoir l’analyse du rythme métrique, accentuel, prosodique et musical, dans la mesure où elle met en relief leurs concordances, aussi bien que leurs discordances. Elle nous semble pertinente d’autant plus que le rythme déborde alors une simple question technique ou stylistique, en se révélant comme un lieu de formation et de transformation du poète. Le recours au verset, alors même que le vers régulier est présent tout au long de ses œuvres poétiques, permet ainsi à Supervielle d’osciller entre la liberté et l’ordre, tout comme le remaniement constant de ce verset. En ce sens, une comparaison détaillée du texte de 1925 et celui de 1932 pourra compléter cette étude. Et la réécriture, notamment syntaxique, de la version de 1925 en 1932 pourra montrer que la syntaxe non seulement contribue à l’organisation du poème, mais aussi renforce la cohérence sémantique et prosodique (« Montevideo » par exemple). Ayant le souci de contrôler l’inconscient et de conférer un ordre esthétique à ce recueil, Supervielle cherche à apprivoiser ses « monstres » intérieurs en réécrivant notamment le vers libre et le verset.
Notes
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[1]
Il s’agit du texte de l’édition définitive de Gravitations, Paris, Gallimard, 1932.
-
[2]
Jules Supervielle, « Éléments d’une poétique », Valeurs, n°5, Le Caire, avril 1946, 27-35, p. 32.
-
[3]
« Ce qui compte pour moi avant tout c’est la substance poétique et suivant les jours je lui donne un moule ou un autre (vers réguliers, libres, assonancés, presque blancs, versets. » Jules Supervielle / Étiemble, Correspondance 1936-1959, texte établi, annoté, préfacé par Jeannine Étiemble, Paris, SEDES, 1969,34.
-
[4]
Lettre de Jules Supervielle à Valery Larbaud du 14 décembre 1925. Citée par Michel Collot, « Notes et variantes », Supervielle, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996 (dans nos références, nous abrégerons en : OPC), p. 750.
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[5]
M. Collot, « Notice », OPC, p. 723.
-
[6]
Jean Mazaleyrat, Éléments de métrique française, Paris, A. Colin, 1974, p. 62.
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[7]
Yves-Alain Favre, Supervielle. la rêverie et le chant dans « Gravitations », Paris, Nizet, 1981, p. 62-63.
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[8]
Michel Collot, La Matière-émotion, Paris, PUF, 1997, p. 297.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Projet de préface aux Fleurs du Mal, Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, p. 182.
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[12]
Collot, La Matière-émotion, op. cit., p. 305.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Ibid., p. 309.
-
[15]
Y-A. Favre, op. cit., p. 64.
-
[16]
Ibid., p. 64.
-
[17]
Le rythme dichotomique caractérise non seulement le verset, mais aussi le vers de Supervielle. Le fait d’écrire ses vers en se basant sur ce rythme régulier lui permet, nous semble-t-il, d’inventer une technique métrique où peut surgir, paradoxalement, un « insolite » dans la régularité. Dans le vers suivant du poème « Descente de géants », nous pouvons trouver la césure épique. On y assiste à une apocope du e à la fin du premier hémistiche :
Montagnes derrièr(e), | montagnes devant, (5’+5)
Batailles rangées | d’ombres, de lumières, (5+5)
(La Fable du monde, OPC,
p. 402.)Traitée comme une fin de vers
« féminine », la fin du premier hémistiche impose une césure épique qui participe à créer un rythme métrique binaire. -
[18]
« Le Survivant », Gravitations, OPC, p. 169.
-
[19]
Chez Péguy, les parallélismes et les contrastes rythment le déroulement interne du verset : « Nuit tu es sainte. / Nuit tu es grande, / Nuit tu es belle. Nuit au grand manteau. / Nuit je t’aime et je te salue et je te glorifie / et tu es ma grande fille et ma créature / O belle nuit, / nuit au grand manteau, / ma fille au manteau étoilé » Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu [1929 pour Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1986 pour la préface et le dossier], Paris, Galllimard, coll. « Poésie », 2014. Cité par Y-A. Favre, op. cit., p. 66.
-
[20]
Par exemple, dans le premier poème d’Anabase, sur les quatorze premiers versets, cinq possèdent indiscutablement un rythme ternaire. Y-A. Favre cite ces vers : « Pour une année encore parmi vous ! / Maître du grain, maître du sel, / et la chose publique sur de justes balances ! », Ibid., p. 65-66.
-
[21]
Gérard Dessons, Introduction à l’analyse du poème, Paris, Armand Colin, 2016, p. 129.
-
[22]
Y-A. Favre, op. cit., p. 67.
-
[23]
Ibid., p. 68.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Ibid., p. 69.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Selon ce qu’indiquent les notices de l’édition de la Pléiade, Paul Patout rappelle que la main coupée apparaît souvent comme symbole de mort dans l’art mexicain (Alfonso Reyes et la France, Klincksieck, 1978, p. 340), M. Collot, « Notes et variantes », OPC, p. 737.
-
[28]
Y-A. Favre, op. cit., p. 70.
-
[29]
Ibid., p. 71.
-
[30]
Ibid., p. 73.
-
[31]
« Le portrait », Gravitations, OPC, p. 159.
-
[32]
Y-A. Favre, op. cit., p. 72.
-
[33]
Ibid.
-
[34]
« Le Survivant », Gravitations, OPC, p. 170.
-
[35]
« […] le poème, tel que je le conçois généralement, avance en cercles concentriques. » « En songeant à un art poétique », Naissances, OPC, p. 562.
-
[36]
Gérard Farasse propose d’appeler ce no man’s land, le souvenir. Gérard Farasse, « Quelques preuves de l’existence de Supervielle », Empreintes, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 153-169, p. 154.
pour citer cet article
SATO Sonoko, « Le verset dans Gravitations de Jules Supervielle : entre la liberté et l’ordre », Résonances, nº 11, 2020, pp. 80-92, URL : https://resonances.jp/11/le-verset-dans-gravitations-de-jules-supervielle/, page consultée le 4 décembre 2024.