Résonances

東京大学大学院総合文化研究科フランス語系
オンラインジャーナル
Résonances 第11号 | 2020年10月発行
論文

L’esprit de MiamiUne relecture du « Discours sur la Négritude » d’Aimé Césaire

0. L’esprit de Miami ?

« Quelque chose va naître…, quelque chose même est né et que CÉSAIRE a déjà nommé : L’ESPRIT DE MIAMI »[1]. Pour conclure son rapport publié dans Le Progressiste[2], numéro spécial consacré à la conférence de Miami, Claude Lise, qui accompagnait le leader à Miami, expose avec enthousiasme ce que l’on nomme « l’esprit de Miami ». Aujourd’hui, grâce à la réédition du texte, repris d’abord en 2004 dans celle du Discours sur le colonialisme, puis en 2013 dans l’édition critique de ses œuvres, et enfin dans le recueil de ses écrits politiques publié en 2018[3], on est parfaitement en mesure de se souvenir qu’en 1987, à l’Université Internationale de Floride, Césaire a prononcé son discours avec une conscience très aiguë du sujet proposé pour la conférence par Carlos Moore : la Négritude, fameuse notion qui a fait couler beaucoup d’encre. Cependant, à notre connaissance, on examine rarement cet « esprit de Miami » qu’on ne saurait réduire à être un synonyme de la Négritude inventée dans les années 30 à Paris. La principale raison de la rareté des recherches à son égard pourrait venir d’un défaut de centextualisation de ce discours[4]. En effet les actes de la conférence de Miami parus en 1995 (en anglais) ne nous permettent pas de retracer ce qui s’est déroulé en 1987 à cause des interventions de l’éditeur et des traducteurs : les lacunes et les ajouts n’y sont pas rares[5]. Or, si nous nous appuyons sur le numéro du 11 mars 1987 du Progressiste, l’organe du Parti Progressiste Martiniquais (PPM), nous pouvons, autour de cette conférence, lire certains textes et certains rapports peu connus. C’est pourquoi, dans le présent article, nous nous référerons au Progressiste qui n’est que partiellement étudié dans les recherches précédentes bien que les discours de Césaire et de Senghor y aient été publiés. De quoi s’agit-il quand on évoque, en le contextualisant, cet « esprit de Miami » ? Pour répondre à cette question, il suffit de parcourir de nouveau le discours prononcé à Miami en le comparant avec celui de Senghor avant d’interroger la référence historique des Amériques dans la pensée césairienne.

1. Le contexte historique du discours de Miami

Pour relire le discours, il nous faut d’abord nous mettre sur la piste du contexte historique. Le 25 février 1987, Césaire et ses camarades quittèrent la Martinique pour participer à la conférence qui avait pour titre exact : « Negritude, Ethnicity and Afro Cultures in the Americas ».

Regardons la situation compliquée mais singulière de Miami à cette époque-là. Comme le pointe du doigt Albert James Arnold, la structure socio-économique et urbanistique de Miami marginalisait la population afro-américaine[6]. Cette marginalisation se cristallisait souvent en une tension raciale parmi les habitants. Or, ce climat social n’est pas réductible à des données socio-économiques, car il est l’un des enjeux mêmes de la conférence de 1987, lequel est politico-culturel. Ainsi c’est à la situation urgente de Miami que l’organisateur s’intéressait et souhaitait adresser la parole de Césaire. S’agissant de se focaliser sur la situation « raciale » autour du colloque, le témoignage de Francena Thomas, publié en 1995, mérite d’être lu. Celle-ci se rappelle sa première rencontre avec Carlos Moore, Noir exilé de Cuba, en rappelant l’actualité de Miami lors de cette conférence :

Carlos était curieux de Miami, ma ville natale. La ville était mise en morceaux par des clivages raciaux et ethniques. […] En 1979 et en dix mois seulement, six hommes noirs perdirent la vie tués par des policiers blancs. Dans presque tous les cas, les policiers impliqués prétendirent qu’ils avaient tiré en situation de légitime défense : les Noirs avaient pour cette situation cette phrase : « la mort par le syndrome du mouvement soudain »[7].

Il faut ajouter à cette marginalisation raciale un autre élément historique et pas des moindres : la migration des Cubains blancs. En effet, après la Révolution cubaine, des milliers de Cubains « blancs » immigrèrent à Miami auxquels s’ajoutèrent des exilés noirs, y compris Carlos Moore lui-même. Cette forte mobilité démographique accéléra la tension raciale en déséquilibrant la configuration économique et électorale. N’oublions pas le parallélisme qui existe entre cette immigration cubaine et le mouvement des droits civiques comme en témoigne Francena Thomas :

Malheureusement pour les Noirs de Miami, les Cubains sont arrivés en 1960, exactement trois ans après le Boycott des bus de Montgomery, c’est-à-dire au cœur de la plus forte tension du Mouvement des droits civiques. Dans le même temps et dans d’autres parties des États-Unis, les Noirs et les Blancs étaient obligés de dialoguer, mais Miami avait obtenu un sursis quant à de telles délibérations parce que les « pauvres » Cubains qui avaient perdu leur patrie à cause de Castro et du communisme pouvaient bénéficier d’un avantage de bienvenue[8].

Ne faudrait-il pas considérer le Miami d’après la Révolution cubaine comme le creuset d’une nouvelle société ? L’important est cette hétérogénéité de la population de Miami qui constitue le contexte historique de la conférence. Dans les années 1920-1930, durant l’entre-deux-guerres, le pouvoir colonial, la Première Guerre mondiale et les mouvements nègres ont créé la diversité socio-culturelle que l’on trouvait à Paris : Américains, Africains, Antillais s’y mêlaient à la population locale. C’est d’ailleurs dans ce Paris cosmopolite que Césaire inventa la Négritude. Or, presque un demi-siècle après, ce précurseur sera invité à Miami, la ville américaine où, par excellence, les habitants vivaient dans la mixité. Mais cette situation était d’autant plus compliquée qu’elle impliquait la diversité géographique des Amériques. Comprenons donc que la problématique du racisme s’exprime à travers tous les aspects sociaux, lesquels ne se limitent pas forcément au colonialisme occidental et, qu’aucune idéologie politique — le communisme par exemple — ne pourra y apporter de solution, comme Césaire l’a montré dans sa « Lettre à Maurice Thorez ». En 1987, à Miami, Césaire s’est donc confronté à un contexte tel qu’il a dû réinventer sa Négritude. Sur ce point, Carlos Moore précise : « Le racisme, qui traverse les frontières des nations, les frontières des idéologies et des croyances gagne du terrain, se développe tel un cancer. Que pouvons-nous faire ? La réponse, je le pense, sera trouvée chez [les] penseurs de la Négritude… »[9].

2. Contrepoint à deux voix : Senghor et Césaire à Miami

Le rapport de Claude Lise mérite une observation vigilante pour mieux appréhender l’objectif et la disposition de chaque séance et pour mieux comprendre la configuration problématique dans laquelle Césaire renouvelle sa Négritude. Résumons ici, en recomposant quelque peu l’ordonnancement, ce rapport peu connu[10] :

(1) Dans un premier temps, le 26 février 1987, après avoir reçu de François Mitterrand un message parmi de nombreux autres, Césaire prononça devant un public debout, un long discours pour introduire la première séance intitulée « Dimensions historiques, philosophiques et culturelles de la Négritude » dans laquelle intervinrent Édouard Maunick, Rex Nettleford, Richard Long, Justo Arroyo, Quince Duncan, Antonio Preciado et Max Beauvoir ; à la seconde séance qui traitait des « Systèmes de croyances, structures sociales et valeurs culturelles de la diaspora africaine aux Amériques », participèrent John Henrik Clarke, Abdias do Nascimento, Manuel Zapata Olivella, Victoria Santa Cruz, Molly Ahye, José Campo Davila, Ruth Simms Hamilton, Max Beauvoir et John Turpin ; enfin « le diplôme de Docteur Honoris Causa » fut attribué à Césaire durant la soirée d’hommage qui lui avait été consacrée et qui clôturait cette grande journée.

(2) Le 27 février, à la troisième séance autour de « La persistance de la pauvreté des Noirs dans l’hémisphère américain », participèrent Aulana Peters, Edward Greene, Lélia Gonzalez, Quince Duncan, Roy Guevara Arzu, Amir Smith Córdoba et Jean Crusol ; puis, sur « L’inégalité dans l’inégalité », à la quatrième séance, traitant de la situation des « femmes afro-américaines », on entendit les communications de Maya Angelou, Fatou Sow Diagne, Victoria Santa Cruz, Lélia Gonzalez, Bettye Parker Smith, Mari Evans et Rex Nettleford ; après une visite du centre de Miami, ce soir-là, Césaire écouta le discours de son meilleur ami Senghor.

(3) Enfin, le 28 février, à la cinquième et dernière séance sur « Couleur, race et ethnicité aux Amériques », on assista à une discussion entre Jan Carew, Iva Carruthers, Claudia Mitchell-Kernan, Marta Vega, Marvin Dunn, Ricardo Gonzalez et Abdias do Nascimento.

Ce rapport de Claude Lise nous donne un panorama des problématiques du monde noir aux Amériques. Ainsi, la conférence ne se limite-t-elle pas aux problèmes des États-Unis mais elle s’ouvre également aux Amériques — d’un point de vue géographique, linguistique, religieux et universitaire, que ce soit au Brésil, à Cuba, au Honduras, etc. C’est dans cette perspective que Césaire et Senghor prononcèrent leur discours. Comme on le sait, la négritude césairienne est souvent mise en contraste avec la négritude senghorienne. Maryse Condé analyse ces deux négritudes dans son fameux article publié en 1974[11]. Or, à Miami, leurs discours font ressortir ce contraste comme un contrepoint à deux voix, lequel contrepoint ferait entendre une vraie complémentarité.

Pour mettre au clair la dualité entre leurs conceptions respectives de la Négritude, nous lirons d’abord le discours de Senghor intitulé « Négritude et Civilisation de l’Universel »[12], discours composé de trois parties. Senghor évoque d’abord les rencontres entre étudiants noirs à Paris dans les années 30. Ensuite, pour expliquer ce qu’est la Négritude, il analyse plusieurs poèmes en soulignant l’importance des « images analogiques, mélodieuses et rythmées », selon la théorie poétique du poète sénégalais. Enfin, il développe sa pensée de ce qu’il a appelé la « Révolution de 1889 »[13] en se référant à Charles Péguy, Arthur Rimbaud, Paul Claudel ainsi qu’Henri Bergson, philosophe dont le premier ouvrage publié en 1889 redonne, selon Senghor, à la sensibilité « sa place chez l’homme ». On peut dire que cette généalogie lui permet de soutenir sa théorie poétique qui insiste non sur l’« intellectualisme français », c’est-à-dire celui de Descartes, mais sur la « sensibilité (aïsthésis) ».

Il faut noter qu’en mobilisant la notion de « Révolution de 1889 », Senghor tente de greffer chaque pratique littéraire et artistique des Noirs sur l’histoire des humanités « occidentales », ou plutôt, selon ses mots, sur une « histoire intégrale »[14]. Autrement dit, il essaie de présenter une autre filiation de l’« esprit 89 »[15] : c’est la sensibilité qui lie la poésie de la Négritude aux humanités gréco-latines et « francophones ». Il conclut donc ainsi son discours : « les Humanités gréco-latines jouent, dans celle-ci, un rôle nouveau, mais aussi, les humanités francophones, nourries des apports de “la Négritude debout”, pour parler comme Aimé CÉSAIRE »[16]. N’oublions pas que ces trois parties du discours de Miami de 1987 sont disséminées par anticipation dans les cinq volumes de son recueil Liberté et, qu’un an plus tard, en 1988, elles seront reprises, quoiqu’augmentées, dans son essai Ce que je crois[17]. En un mot, c’est la continuité thématique et méthodologique de l’explication de la Négritude que nous pouvons trouver dans son discours de Miami. De ce point de vue, la négritude (senghorienne) se situe dans le déroulement diachronique des humanités. Il est temps maintenant de relire l’autre discours, celui de Césaire qui tente, pour sa part, de définir et développer la Négritude dans une situation davantage synchronique, c’est-à-dire au rythme des événements américains.

Le discours de Senghor appelle immédiatement trois remarques qui vont nous permettre de le confronter avec celui de Césaire : la première sur la façon dont s’exprime la Négritude. Pour le poète sénégalais, cette façon est indissociable de la création poétique. Ainsi, Senghor dissèque plusieurs textes poétiques en y retrouvant ses fameux trois critères de la poésie nègre : « Je définis la poésie nègre, qu’elle soit populaire ou savante : “ une image ou un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées” »[18].

Au plus profond de l’esprit, Césaire partagerait ces critères avec son ami. En effet, les trois critères – analogie, mélodie et rythme – souvent réitérés par l’Immortel sénégalais, dans des textes comme celui de son allocution du lundi 26 septembre 1983 à l’Académie des sciences morales et politiques ou, en germe, dans la postface de son recueil Éthiopiques publié en 1956[19], font écho à la proposition du poète martiniquais en 1966 au premier Festival mondial des Arts Nègres à Dakar. Césaire exprima ainsi son point de vue : « Dans le cas africain, il s’agit pour l’homme de recomposer la nature selon un rythme profondément senti et vécu, pour lui imposer une valeur et une signification, pour animer l’objet, le vivifier et en faire symbole et métalangage »[20]. Cependant, en 1987, le discours de Césaire ne limite la Négritude ni à la poétique ni à l’image ; qui plus est, il relativise ce concept né dans les années 30 à Paris. Ainsi, le 26 février, devant les participants debout, il commence son discours avec cet aveu :

[…] je ne blesserai personne en vous disant que j’avoue ne pas aimer tous les jours le mot Négritude […]. Mais j’ai beau ne pas l’idolâtrer, en vous voyant tous ici réunis et venus de pays si divers, je me confirme qu’il correspond à une évidente réalité et, en tout cas, à un besoin qu’il faut croire profond[21].

Il faut remarquer que Césaire introduit discrètement l’une des difficultés des problématiques raciales des Amériques que nous avons déjà évoquées plus haut : la diversité géographique. Il semble vouloir reconsidérer la Négritude en se tournant vers « une évidente réalité ». De quoi s’agit-il ? Il continue :

En effet, il suffit de s’interroger sur le commun dénominateur qui réunit, ici à Miami, les participants à ce congrès pour s’apercevoir que ce qu’ils ont en commun, c’est non pas forcément une couleur de peau, mais le fait qu’ils se rattachent d’une manière ou d’une autre à des groupes humains qui ont subi les pires violences de l’Histoire, des groupes qui ont souffert et souvent souffrent encore d’être marginalisés et opprimés[22].

Dans cette citation, Césaire propose encore une fois le questionnement sur le « commun dénominateur » qu’il a posé dans son discours au 1er Congrès international des Écrivains et Artistes noirs, tenu à la Sorbonne en 1956. À Paris, le « commun dénominateur » selon lui était « la situation coloniale ». Mais à Miami, le « commun dénominateur » ne se réduisait pas forcément à cette situation. Ainsi, ouvrait-il sa perspective : pour Césaire, l’essentiel c’est de se demander comment agir dans l’actualité en tant que « somme d’expériences vécues » alors que Senghor recherche, lui, une généalogie de la « Révolution de 1889 » à laquelle la Négritude appartient. Or, à propos de l’histoire, n’y aurait-il pas deux attitudes complémentaires entre ces deux hommes ?

Cette question nous amène à la deuxième remarque sur le concept d’histoire. Pour Senghor, l’histoire est une continuité généalogique de l’« esprit 89 ». Césaire se focalise, pour sa part, sur « une somme d’expériences vécues » en tant qu’« Histoire d’une communauté ». C’est pourquoi il définit la Négritude de la manière suivante :

La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie.

La Négritude n’est pas une métaphysique.

La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers.

C’est une manière de vivre l’Histoire dans l’Histoire : l’Histoire d’une communauté […][23].

Dans la pensée césairienne, l’histoire est l’un des sujets très problématiques puisqu’il s’agit de comprendre que l’Occident a dépouillé les Noirs de leur histoire, et notamment de l’histoire de l’Afrique, pour coloniser ce territoire de « l’autre » ainsi qu’ Hegel l’écrit dans La raison dans l’histoire : l’Afrique « ne fait pas partie du monde historique »[24]. Ainsi, Césaire fait à plusieurs reprises appel à ce mot « histoire » dans ses œuvres littéraires et politiques : du premier poème Cahier d’un retour au pays natal[25] au discours prononcé à la Sorbonne en 1956 qu’il terminait avec cette célèbre phrase : « Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire »[26]. Or, cette définition de la Négritude serait-elle aussi réservée aux seuls « peuples noirs » ? Si oui, « l’Histoire d’une communauté » serait l’histoire d’une communauté noire. Et si non, dans quelle mesure Césaire renouvelle-t-il la Négritude, et dans quelle perspective  ?

3. Révolutions silencieuses aux Amériques

Pour mieux comprendre « l’Histoire d’une communauté », il nous faut aller à la troisième remarque concernant les Amériques. Dans son discours, Senghor signale les mouvements politico-culturels aux États-Unis des années 20-30 comme celui du New Negro, de la Nigro Renaissance et de la Renaissance de Harlem où la généalogie des mouvements afro-américains est clairement présente. Or, Césaire souligne, lui aussi, l’impact des hommes de lettres afro-américains dans l’entre-deux-guerres. En effet, il affirme : « c’est ici aux États-Unis, parmi vous , qu’est née la Négritude. La première négritude [sic], cela a été la Négritude américaine »[27]. D’où l’on peut considérer, tout d’abord, « l’Histoire d’une communauté » comme histoire des Noirs : les nègres déracinés, colonisés et aliénés. Cependant, cette considération serait trop réductrice, car il ajoute aussi un autre exemple de communauté : les « nègres blancs ».

Je me souviens encore de mon ahurissement lorsque, pour la première fois au Québec, j’ai vu à une vitrine de librairie un livre dont le titre m’a paru sur le coup ahurissant. Le titre, c’est : « Nous autres nègres blancs d’Amérique ». Bien entendu, j’ai souri de l’exagération, mais je me suis dit : « Eh bien, cet auteur, même s’il exagère, a du moins compris la Négritude »[28].

Il s’agit de l’essai de Pierre Vallières dont le titre exact est Nègres blancs d’Amérique, essai écrit en prison en 1966 et publié en 1968 aux éditions Parti pris. En 1972, Césaire a séjourné une dizaine de jours au Québec pour faire plusieurs conférences et participer aux séminaires de l’Université Laval[29]. C’est à cette occasion qu’il a remarqué le livre de Pierre Vallières. Or, ce souvenir inséré dans son discours de Miami est d’autant plus signifiant que les phrases suivantes portent sur le « phénomène américain ».

Quant au phénomène américain, il n’est ni moins extraordinaire, ni moins significatif, même si ici c’est de colonialisme intérieur qu’il s’agit et de révolution silencieuse (la révolution silencieuse, c’est la meilleure forme de révolution). En effet, quand je vois les formidables progrès accomplis dans la dernière période par nos frères afro-américains […] je ne peux pas ne pas penser à l’action menée dans ce pays par Martin Luther King Jr., votre héros national, auquel, à juste titre, la nation américaine a consacré un jour de commémoration[30].

Sans aucun doute, l’esprit de solidarité avec les mouvements des Noirs des États-Unis est présent. D’ailleurs, Césaire garde cet esprit depuis les années 60. En 1968, il annonce le projet d’une pièce dont le titre serait Un Été chaud, pièce consacrée au Black Power[31]. De plus, en 1980, pour répondre à Didier Julia qui prétendait qu’il y avait une collusion entre le PPM et le gouvernement américain, il a publié dans Le Monde une « cinglante réponse » dans laquelle il affirme : « Comment, dans ces conditions, oublier la lutte des Martin Luther King, des Malcom X et des Angela Davis »[32]. Dans cet itinéraire, l’expression « révolution silencieuse » s’interprète de plein droit comme un trope renvoyant aux mouvements des peuples noirs contre le climat social de Miami que nous avons évoqué plus haut. En effet, cette expression nous permet de nous remettre en mémoire le film d’Édouard de Laurot, Black Liberation, réalisé en 1967 et ressorti en 1972 sous le titre Silent Revolution. Il est dès lors naturel de voir dans les mots cités ici une forme d’invocation des mouvements noirs aux États-Unis. Césaire ne limite donc pas sa pensée autour de la Négritude à l’époque de la renaissance de Harlem, mais il la développe dans le climat du Miami d’après la Révolution cubaine.

Cependant, il faut interpréter cette citation sur le « phénomène américain » dans le contexte du discours dans son ensemble. Nous pouvons rappeler une autre « révolution silencieuse » aux Amériques : celle du Québec. Le souvenir de Nègres blancs d’Amérique nous permet de recontextualiser le discours de Césaire. Dans les années 60-70, au Québec, il y a eu la « Révolution tranquille », mouvement du nationalisme québécois qui a combattu contre le « colonialisme intérieur » au Canada — domination des Canadiens anglais — et a transformé l’identité collective et la structure politico-sociale. N’oublions pas que Césaire était l’un des modèles de l’identité culturelle québécoise dans son évolution. Paul Chamberland, poète québécois, témoigne en 1965 dans Parti pris, revue révolutionnaire contre l’aliénation culturelle : « J’accomplis ce que Césaire appelle un “retour au pays natal”. C’est alors que s’inaugure une étrange, mais vitale conjugaison : celle qui enferme le je et le nous en un seul mouvement »[33]. Dans les années 60-70, c’est Césaire qui influence les poètes québécois. Et à Miami, à l’inverse, c’est l’écrivain québécois qui a permis à Césaire d’approfondir sa pensée. Mais la « révolution silencieuse » de Césaire est-elle équivalente à la « Révolution tranquille » du Québec ? Si la réponse scientifique et positiviste est peut-être « non », du moins serait-il possible d’interpréter la « révolution silencieuse » dans le contexte politico-culturel de l’Amérique du Nord, Québec compris. En effet, selon Jean-Philippe Warren, la source de l’expression « Révolution tranquille » n’est pas assez claire, mais « l’expression “quiet revolution” était d’usage courant en anglais dans les journaux nord-américains de l’époque »[34]. Ajoutez à cela qu’en 1963, Jean-Marc Léger, journaliste québécois, utilise l’expression « révolution silencieuse » dans un texte sur le nationalisme québécois[35]. En toute hypothèse, l’important n’est pas de rechercher la source de l’expression « révolution silencieuse » que Césaire a utilisée à Miami. Nous souhaitons plutôt situer son discours dans le contexte élargi des Amériques dans lequel se déroulent plusieurs mouvements de revendication identitaire, qu’il s’agisse d’identité nationale ou historique. Autrement dit, ce sont les Amériques « diverses » qui approfondissent la Négritude dans la pensée césairienne.

4. En guise de conclusion : pour une nouvelle et plus large fraternité

Pour examiner « l’esprit de Miami », nous avons d’abord observé la spécificité de la situation à Miami au travers des tensions raciales compliquées (notamment par la présence des exilés cubains) déchirant une population mosaïque. Ensuite, nous avons comparé le discours de Senghor et celui de Césaire en nous focalisant sur trois remarques : l’expression de la Négritude, avec leurs deux concepts complémentaires de l’histoire et la place des Amériques dans leurs discours. Enfin, pour éclairer les aspects de « l’Histoire d’une communauté » dans l’itinéraire de Césaire, nous avons mis en évidence l’importance des différents développements portés par des revendications identitaires aux Amériques. À Miami, le poète martiniquais réinvente sa Négritude, notion inventée dans les années 30 à Paris, critiquée par certains écrivains dans les années 60[36] et finalement rappelée pour combattre le racisme américain en 1987. Dans cette trajectoire de la réinvention de Négritude, nous pouvons remarquer qu’il maintient et approfondit sa revendication du « nous », entreprise exprimée dans LÉtudiant noir en 1935 avec une image de la plantation d’« un bel arbre » qui va porter « ses fruits les plus authentiques »[37]. À Miami, en mobilisant une thématique botanique, il manifeste de nouveau cette prise de conscience : « Nous sommes de ceux qui refusent d’oublier. / Nous sommes de ceux qui refusent l’amnésie même comme méthode. […] Nous sommes tout simplement du parti de la Dignité et du parti de la Fidélité. Je dirais donc : provignement, oui ; dessouchement, non »[38]. Cette métaphore du « provignement » n’est pas insignifiante car cette manière de se propager implique une (nouvelle) génération déplacée, diffusée et réenracinée.

Par ailleurs, le détour par la « Révolution tranquille » du Québec nous a permis de mieux comprendre l’esprit de Miami : en un mot, il s’agit de la fraternité imaginée parmi les « marginalisés et opprimés » aux Amériques. Césaire conclut ainsi son discours :

Notre engagement n’a de sens que s’il s’agit d’un ré-enracinement certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité[39].

L’esprit de Miami n’est pas moins précieux. Il n’est pas slogan « fraternaliste », mais un enjeu d’autant plus intéressant que cette ville est représentée dans certains textes littéraires contemporains comme un topos des marginaux. L’une des nouvelles de Yanick Lahens, « L’homme du sommeil », en est un bel exemple : le personnage de Marie-Ange qui boit sans cesse du « diet Coke » car « dès son arrivée en Amérique, elle avait pris du poids »[40] est bien la démonstration du malaise de ceux qui ont besoin, en remplissant leur corps, de remplacer ce qu’ils ont perdu et ce qu’ils étouffent en eux pour survivre « dans cette banlieue de Miami »[41]. Ne serait-il donc pas temps de découvrir les fruits littéraires de cet esprit que nous avons retrouvé en relisant le discours de Césaire dans lequel l’esprit de Miami est né ?

Notes

  1. [1]

    Claude Lise, « Le voyage de Césaire à Miami », Le Progressiste, mercredi 11 mars 1987, p. 6.

  2. [2]

    Le Progressiste est numérisé et accessible sur « Digital Library of the Carribean (dLOC) ».

  3. [3]

    Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Éditions Présence Africaine, 2004 ; Id., Poésie, Théâtre, Essais et Discours, édition critique, coordinateur : Albert James Arnold, Paris, CNRS éditions, 2013. Nous désignerons cette édition critique par l’abréviation PTED ; Id., Écrits politiques. 1972-1987, t. IV, édition établie par Édouard de Lépine, Paris, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2018, p. 522-527.

  4. [4]

    Nous prenons en compte une brillante présentation du
    « Discours sur la Négritude » par Albert James Arnold (PTED, p. 1585-1587) sur laquelle nous nous appuierons pour approfondir notre sujet. Cependant, cette présentation ne se réfère pas au Progressiste. Ainsi, l’auteur ne pointe pas la première publication de ce discours dans cet organe. Sur ce point, c’est Kora Véron et Thomas A. Hale qui ont éclairé l’existence de cette première publication. Kora Véron et Thomas A. Hale, Les Écrits d’Aimé Césaire. Biobibliographie commentée (1913-2008), vol. 2, Paris, Éditions Champion, 2013, p. 628.

  5. [5]

    Il y a plusieurs différences entre le rapport de Claude Lise et le recueil de Carlos Moore, car le dernier sélectionne 26 textes pour la publication. Carlos Moore (éd.), African Presence in the Americas, New Jersey, Africa World Press, 1995.

  6. [6]

    PTED., p. 1585.

  7. [7]

    Francena Thomas, « Epilogue, the “Negritude Conference”. A Personal Assessment of Its Impact », Carlos Moore (éd.), African Presence in the Americas, op. cit., p. 479. Le texte original est en anglais. La citation est traduite en français par l’auteur du présent article.

  8. [8]

    Ibid., p. 485.

  9. [9]

    Claude Lise, op. cit., p. 5.

  10. [10]

    Ibid., p. 4-6. Le programme tel qu’en témoigne Claude Lise est complètement différent de la table des matières publiée dans les actes de 1995. Carlos Moore (éd.), African Presence in the Americas, op. cit., p. vii-x.

  11. [11]

    Maryse Condé, « Négritude césairienne, négritude senghorienne », Revue de littérature comparée, vol. 48,
    nº 3-4, juillet-décembre 1974,
    p. 409.

  12. [12]

    On peut trouver ce titre dans le numéro 46 de la revue Présence Africaine publiée en 1963 (p. 8-13.). Mais le texte publié dans Présence Africaine n’est pas le même texte que celui de Miami, car le premier est l’allocution du colloque tenu à Dakar en 1963. Ainsi, pour notre présente étude, il s’agit d’un « autre » discours sur la « Négritude et Civilisation de l’Universel » que nous examinerons.

  13. [13]

    Voir Souleymane Bachir Diagne, « Senghor et la révolution de 1889 », The Romanic Review, vol. 100, no 1-2, 2009, p. 103-111.

  14. [14]

    Léopold Sédar Senghor, « Discours de réception de Léopold Sédar Senghor », discours prononcé à l’Académie française, le 29 mars 1984.

  15. [15]

    Souleymane Bachir Diagne, op. cit., p. 103.

  16. [16]

    Léopold Sédar Senghor, « Négritude et Civilisation de l’Universel », Le Progressiste, op. cit., p. 15

  17. [17]

    Id.Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1988.

  18. [18]

    Id,. « Négritude et Civilisation de l’Universel », op. cit., p. 13

  19. [19]

    Id., « La culture africaine », communication à l’Académie des sciences morales et politiques, le 26 septembre 1983 ; Id., « Comme les lamantins vont boire à la source », Éthiopiques, Paris, Éditions de Seuil, 1956. Cette postface est datée du 24 septembre 1954.

  20. [20]

    Aimé Césaire, « Discours sur l’art africain », PTED., p. 1568.

  21. [21]

    « Aimé Césaire à Miami » (la première publication de « Discours sur la Négritude »), Le Progressiste, op. cit., p. 8.

  22. [22]

    Ibid.

  23. [23]

    Ibid.

  24. [24]

    Georg. W. F. Hegel, La Raison dans l’Histoire. Introduction à la Philosophie de l’Histoire, traduction de Kostas Papaioannou, Paris, Pocket, 2012 [1955], p. 304.

  25. [25]

    Dès la première version du Cahier parue en 1939, Césaire écrit : « Et puisque j’ai juré de ne rien celer de notre histoire, […] je veux avouer que nous fûmes de tout temps d’assez piètres laveurs de vaisselle […] » PTED., p. 83.

  26. [26]

    PTED., p. 1547.

  27. [27]

    « Aimé Césaire à Miami », op. cit., p. 10.

  28. [28]

    Ibid., p. 8.

  29. [29]

    Kora Véron et Thomas A. Hale, op. cit., p. 437.

  30. [30]

    « Aimé Césaire à Miami », op. cit., p. 10.

  31. [31]

    Kora Véron et Thomas A. Hale, op. cit., p. 407

  32. [32]

    Aimé Césaire, Ecrits politiques, op. cit., p. 244.

  33. [33]

    Paul Chamberland, « Dire ce que je suis. Notes », Parti Pris, no 5, janvier 1965, p. 38.

  34. [34]

    Jean-Philippe Warren, « D’où vient l’expression Révolution tranquille », libre opinion sur le site de Le Devoir, 4 avril 2016.

  35. [35]

    Jean-Marc Léger, « Le néo-nationalisme où conduit-il » in Les nouveaux Québécois, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1964, p. 41.

  36. [36]

    Voir Stanislas Adotevi, Négritude et négrologues, Paris, Éditions 10/18, 1972.

  37. [37]

    PTED, p. 1299.

  38. [38]

    « Aimé Césaire à Miami », op. cit., p. 11.

  39. [39]

    Ibid.

  40. [40]

    Yanick Lahens, « L’homme du sommeil », L’Oiseau Parker dans la nuit, Paris, Sabine Wespieser Éditeur, 2019, p. 292.

  41. [41]

    Ibid., p. 301.

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pour citer cet article

FUKUSHIMA Ryo, « L’esprit de Miami : Une relecture du « Discours sur la Négritude » d’Aimé Césaire », Résonances, nº 11, 2020, pp. 67-79, URL : https://resonances.jp/11/lesprit-de-miami/, page consultée le 28 avril 2024.

執筆者

所属:言語情報科学専攻
留学・在学研究歴:ソルボンヌ大学 2018年〜

日本語要旨résumé

マイアミの精神

エメ・セゼールの「ネグリチュード論」を再読する

福島 亮

1987年、フロリダ国際大学で開催されたアフロ・ディアスポラをめぐる会議で、セゼールは「ネグリチュード」を主題とする演説を行なった。この演説は後に「ネグリチュード論」と題され、広く知られるものとなる。しかし、先行研究を見渡してみると、意外なことにこのマイアミ演説を分析した研究は少ない。そこで本稿は、セゼールのマイアミ演説が最初に文章として掲載されたマルティニック進歩党(PPM)の機関紙「ル・プログレッシスト」を主なコーパスとして、この演説を分析してみたい。この機関紙もまた先行研究では顧みられることが少なく、検討に値する。分析の鍵となるのは、セゼールに同伴したクロード・リーズが上記機関紙で報告するところの「マイアミの精神」である。「マイアミの精神」とは何か。この問いに答えるために、まずは会議開催当時のマイアミの状況を俯瞰し、ついで、セゼールの演説、および同じ会議で行われたサンゴールの演説を比較検討する。その上で、セゼールの思索における「複数のアメリカ」の位置付けをあぶり出すことができれば、セゼールのマイアミ演説に新たな光をあてることができるだろう。

当時のマイアミに目を向けよう。50年代後半以降の合衆国では公民権運動および反人種主義運動が巻き起こっていたが、マイアミはそのような合衆国にあって特殊な背景を抱えていた。キューバ革命とカストロによる政権掌握を逃れたキューバ系白人が多数マイアミに亡命しており、白人人口が圧倒的に多くなっていたのである。この人口バランスの不均衡によって、人種問題が宿痾として残存し続けた土地、それが当時のマイアミであった。このような状況下でアフロ・ディアスポラ会議を開催するにあたり、テーマとして選ばれたのが、1930年代のパリで生み出された「ネグリチュード」である。

ネグリチュードを生み出した当事者であるセゼールとサンゴールがこの会議で行なった演説は、以下の三つの点において相補的対照をなしている。すなわち、ネグリチュードの表出形態、歴史観、およびアメリカの位置付け、の三点である。これらについて、サンゴールがネグリチュードの通時的性格に重点を置くのに対し、セゼールはネグリチュードの共時性にこだわる。その結果、浮き彫りになるのは、セゼールの「ネグリチュード論」における「アメリカ」の位置付けの重要性である。セゼールにとって、「アメリカ」は、公民権運動に代表される人種的葛藤を抱えた合衆国だけを指すのではない。ケベックにおける「静かな革命」が示すような集団的アイデンティティの問題が錯綜する土地として「アメリカ」はセゼールの目に映っていた。かくして、セゼールは、当時のマイアミ、そしてより広く、「アメリカ」が抱える人種的・内植民地的葛藤を反映することで、ネグリチュードを「周縁化された者たち」の友愛へと深化するのである。この友愛こそが、「マイアミの精神」だったのではないか。

この記事を引用する

福島 亮「」『Résonances』第11号、2020年、67-79ページ、URL : https://resonances.jp/11/lesprit-de-miami/。(2024年04月28日閲覧)